Milena ARSICH
From Comic Strip to Canon: Alexander Tvardovsky’s “Vasily Terkin” as a Hybrid Work
This article questions the resurgence of generic and stylistic features of “mass literature” in representative works of official Soviet literature. By studying the internal properties of Tvardovsky’s work Vasily Terkin, the article shows that borrowings from comic strip and folklore bring this narrative poem closer to popular literature, as they give the text both a normative and compensatory character, and contribute to the development of a poetics of accessibility. However, far from marginalizing the poem, the integration of these borrowings seems to be an important factor in its canonization, since it establishes the poem’s correspondence to the requirement of popular spirit [narodnost′]. Moreover, the use of folklore fulfills the implicit ideological aims of socialist realism, since the normative Soviet discourse appears in the poem as a natural extension of the national cultural heritage.
Du feuilleton dessiné à l’œuvre canonique : Vasilij Terkin d’Aleksandr Tvardovskij comme texte hybride
Cet article interroge la résurgence des caractéristiques génériques et stylistiques de la « littérature de masse » dans les œuvres représentatives de la littérature soviétique officielle. En étudiant les propriétés internes de Vasilij Terkin d’Aleksandr Tvardovskij, l’article montre que les emprunts au feuilleton et au folklore rapprochent ce poème narratif de la littérature populaire, puisqu’ils confèrent au texte un caractère à la fois normatif et compensatoire, contribuant également à l’élaboration d’une poétique d’accessibilité. Mais, loin de marginaliser le poème, l’intégration de ces emprunts semble être un facteur important de sa canonisation, puisqu’elle permet au poème de correspondre à l’exigence de caractère populaire [narodnost′]. En outre, le recours au folklore accomplit les visées idéologiques implicites du réalisme socialiste, puisque le discours soviétique normatif apparaît dans le poème comme un prolongement naturel de l’héritage culturel national.
Nicolas AUDE
The Phantom Texts of Russian Literature: for a Literary History of Lack
This article aims to study the resurgence of literary loss in the history of Russian literature. It tries to develop a memorial approach to literary history centered on the notion of the phantom text by showing how this genre crosses the scientific imagination of textology. Three modalities of haunting are identified: incompleteness, disappearance, and bifurcation. Saturated by specters of all kinds, Fedor Dostoevsky’s works are a rich reservoir of examples. The memory of Stalinist repressions is also approached through the lens of the philological study of Vitaly Shentalinsky. Finally, the article addresses the fantasy of a total novel in Jacques Catteau’s monograph on Dostoevsky by relating it to the notion of “project”.
Les textes fantômes de la littérature russe : pour une histoire littéraire du manque
Cet article a pour objet d’étudier les résurgences de la perte littéraire dans l’histoire de la littérature russe. Il propose donc une approche mémorielle de l’histoire littéraire centrée sur la notion de texte fantôme en montrant comment celle-ci traverse l’imaginaire scientifique de la textologie. Trois modalités de hantise y sont retenues : l’inachèvement, la disparition et la bifurcation. Parce qu’elle abonde en spectres de toutes sortes, l’œuvre de Fedor Dostoevskij se présente ici comme un réservoir d’exemples privilégiés. La mémoire des répressions staliniennes est également abordée à travers l’évocation des enquêtes philologiques de Vitalij Šentalinskij. L’article traite enfin du fantasme du roman total chez Jacques Catteau en le mettant en relation avec la notion de projet.
Lætitia DECOURT
Art, Entertainment or Product for Mass consumption? The Varying Fortunes of A. F. Vel′tman’s Novel Salomeia
This paper analyzes Aleksandr Vel′tman’s novel Salomeia (1846-1848) and its television adaptation (2001) from the point of view of the reader/spectator. The aim is to show that the limits of what we call “literature” vary over time, depending on cultural or societal criteria (e.g. the relevance of the subject matter, the conventionality of some of the work’s characteristics, etc.), but also depending on the way the work is presented to its public. Although created a century and a half apart, the two works both stand as intermediaries between work of art and mass production.
Œuvre d’art, divertissement, ou produit de consommation ? Fortune de la réception du roman Salomeja d’A. F. Vel′tman
L’article examine le roman Salomeja (1846-1848) d’Aleksandr Vel′tman et son adaptation télévisuelle (2001) du point de vue de la réception afin de démontrer que les frontières de ce qu’on nomme « littérature » varient dans le temps, notamment en fonction de critères culturels ou sociétaux (actualité des thématiques abordées dans l’œuvre, caractère conventionnel des traits distinctifs du texte) mais aussi en fonction de la manière dont l’œuvre est présentée. À un siècle et demi d’écart, les deux Salomeja occupent ainsi une place intermédiaire entre l’œuvre d’art et le divertissement de masse.
Polina DE MAUNY
The First Russian Translations of The Novel The Man Who Laughs (1869) by Victor Hugo: a story of money and passion
The first Russian translations of the novel The Man Who Laughs (1869) by Victor Hugo are the focus of this work. The vagueness around the international copyright on the Russian market and the immense popularity of Victor Hugo favor the competition between editors. Personal contacts, especially the French publisher Pierre-Jules Hetzel and the Russian and Ukrainian novelist Maria Markovich (Marko Vovchok), play a major role in this novel’s release. In addition, Russian parodies exploit the situation. This study of written correspondence and of the press reveals unknown facets of this story and contributes to our understanding of “the author.”
Les premières traductions russes du roman l’Homme qui rit de Victor Hugo (1869) : une histoire de passion et d’argent
Cet article présente l’histoire de premières traductions russes du roman l’Homme qui rit (1869) de Victor Hugo. Son immense popularité et le flou autour des droits d’auteur sur le marché russe favorisent la concurrence entre éditeurs. Les contacts personnels, notamment l’éditeur français Pierre-Jules Hetzel et la romancière russe et ukrainienne Maria Markovič (Marko Vovčok) jouent un rôle majeur dans la sortie de ce roman. En outre, des œuvres parodiques russes exploitent la situation. L’étude des correspondances et de la presse permet de mettre en lumière des pages inconnues de cette histoire et tente de contribuer au discours sur le statut de l’auteur.
Catherine DEPRETTO
The History of Russian Literature of the Twentieth Century: A reappraisal
The article examines the problems raised by the very idea of “literary history.” It then delineates challenges specific to 20th century Russia with a particular focus on the Soviet period (1917-1991). It evaluates the main advances in this domain, from the dissolution of the USSR and the opening of archives.
L’histoire de la littérature russe du XXe siècle : un état des lieux
L’article examine les problèmes que pose l’idée même « d’histoire de la littérature ». Il détaille ensuite les difficultés propres au xxe siècle russe et en particulier à la période soviétique (1917-1991). Il dresse le bilan des principales avancées en ce domaine, depuis la fin de l’URSS et l’ouverture des archives.
Isabelle DESPRÈS
Can there be a History of Russian Postmodernism?
After noting the absence of a French-language History of Russian literature depicting postmodernism as a phenomenon of the Yeltsin years, we ponder the existence of a Russian postmodernist literature and the need to find a place for it. Methodological difficulties arise from the definition of the term itself, the specificity of Russian postmodernism in relation to the Western model, and the question of continuity or rupture between modernism and postmodernism. Comparing the works of Mark Lipovetsky, Mikhail Epstein, Vyacheslav Kuritsyn, Irina Skoropanova, and Olga Bogdanova, this article shows that each of these writers proposes his own periodization. Some (Lipovetsky, Epstein) consider postmodernism to be a phenomenon related to the Yeltsin years, while others give it a much broader temporal scope, associating it with everything that followed the Thaw of the 1960s (Skoropanova, Bogdanova). There are also quite large differences between the corpora these writers propose. The particular case of the poet Iossif Brodsky is indicative of a certain tendency to label any work that deviates from the traditional canon as postmodernist. This article suggests that it is best to limit the period to the 1990s, which is the period of the controversy surrounding the concept of “postmodernism,” and to establish the corpus by using both the criterion of the author’s intention and reception theory (Jauss).
Peut-on écrire l’histoire du postmodernisme russe ?
Après avoir fait le constat de l’absence en français d’une « Histoire de la littérature russe » faisant mention du postmodernisme, en tant que phénomène des années El′cin, on s’interroge sur l’existence d’une littérature postmoderniste russe et sur la nécessité d’en déterminer la place. Les difficultés méthodologiques sont liées à la définition du terme et à la spécificité russe par rapport au modèle occidental, en particulier à la question de la continuité ou de la rupture entre modernisme et postmodernisme. L’article compare les thèses de Mark Lipoveckij, Mixail Epštejn, Vjačeslav Kuricyn, Irina Skoropanova, Ol′ga Bogdanova, et constate que la périodisation varie selon les points de vue des historiens. Les uns (Lipoveckij, Epštejn) considèrent le postmodernisme comme un phénomène lié aux années El′cin, tandis que d’autres lui accordent un champ temporel beaucoup plus étendu, englobant toute la période qui a suivi le Dégel des années 1960 (Skoropanova, Bogdanova). La délimitation du corpus ne fait pas non plus consensus. Le cas particulier du poète Iosif Brodskij est révélateur d’une certaine tendance à qualifier de postmoderniste toute œuvre qui s’écarte du canon traditionnel. L’article suggère de s’en tenir à une temporalité étroite, celle des années 90, bornée par la polémique des revues littéraires sur le terme « postmodernisme », et de recourir, pour la délimitation du corpus, au critère de l’intention de l’auteur et à la notion d’esthétique de la réception (Jauss).
Galina DURINOVA
Literary Ethnography for the “Mass Reader”? The Journal Živaja starina and the Genre of the Ethnographic Short Story in Russia of the 1890s-1900s
The paper investigates the genre of the ethnographic short story, where the ethnographic and literary discourses are merged. This genre actively spread in the late imperial period, after the reforms of Alexander II. The approach of New Imperial History is taken as a theoretical framework: the nation-state and the empire are thus viewed as two dialectically related, rather than mutually exclusive forms. Three texts are analysed: V. Lamanskij’s article for the ethnographic journal Živaja starina (1890) and two “ethnographic stories,” one by K. Nosilov (1904) and one by P. Infant′ev (1909). It is argued that those texts address a “mass reader” of “all classes” at a time of changes in the social structure and a moment when it became a necessity to place the “inorodcy” of Siberia and Russia’s Far North in the hierarchy of the “citizens of the nationalized Empire”.
L’ethnographie littéraire pour un lecteur de masse ? La revue Živaja starina et le genre du récit ethnographique en Russie dans les années 1890-1900
L’article porte sur un genre où s’entremêlent ethnographie et littérature, à savoir le « récit ethnographique » qui se développe activement en Russie à la fin de la période impériale. Ce processus est mis en lien avec les Grandes réformes d’Alexandre II et abordé sous l’angle théorique des études en New Imperial History qui voient les formes d’Etat-nation et d’Empire en relation dialectique plutôt qu’en opposition. Trois textes sont au cœur de l’analyse : un article de V. Lamanskij dans la revue ethnographique Živaja starina (1890) et deux récits ethnographiques, par K. Nosilov (1904) et par P. Infant′ev (1909). L’auteure soutient que ces textes s’adressent à un « lecteur de masse » de « toutes les classes », dans le contexte des changements de structures sociales où se pose la question de définir la place des inorodcy de la Sibérie et du Grand nord dans la hiérarchie des « citoyens de l’Empire nationalisé ».
Victoire FEUILLEBOIS
Tolstoy and/or Dostoevsky: Genealogy of a Comparison
Since the end of the 19th century, Tolstoy and Dostoevsky have both been considered giants of Russian literature and, as such, their work has been studied extensively. In an ocean of commentary, one point, nevertheless, remains unaddressed, namely the constitution of a comparison between the two authors in critical culture, a comparison that has served as an important venture point into the Russian literary canon since D. Merezhkovsky’s famous L. Tolstoy and Dostoevsky (1900). This article focuses on this particular aspect by reconstructing the constitution and evolution of the comparison between the two authors in both the Russian-speaking intellectual scene and beyond it. But more than offering a panorama, I would like to provide a genealogy of this comparison by unveiling the different values attached to it in time and space: however natural the comparison between the two titans appears, it was not always there. On the contrary, it is as much a construct as it is the object of evolution and this article aims to highlight both the history and the geographic dissemination this construct relied on.
Tolstoj et/ou Dostoevskij : généalogie d’une comparaison
Tolstoj et Dostoevskij ont tous les deux été reconnus depuis le XIXe siècle comme des géants de la littérature russe et, à ce titre, leur œuvre a été abondamment étudiée. Dans cet océan de commentaires, un point reste néanmoins peu investigué : c’est celui de la place qu’occupe la comparaison entre les deux auteurs dans la culture critique, alors que celle-ci a été, depuis le célèbre L. Tolstoj et Dostoevskij (1900) de D. Merežkovskij, un instrument important pour donner un visage – et même deux – au canon littéraire russe. C’est sur cet aspect que nous proposons de nous pencher ici en retraçant à grands traits la constitution et l’évolution de ce parallèle entre les deux auteurs, dans l’espace russophone et à l’étranger. Mais plus qu’un panorama, nous souhaiterions produire les prémisses d’une généalogie de cette comparaison, au sens où il s’agit de souligner que, sous l’apparente naturalité du parallèle entre les deux titans, ce dernier est tributaire d’une histoire et d’une dissémination géographique qui mettent en relief le fait qu’il n’a pas toujours été là, mais qu’il est le résultat d’une construction autant que l’objet d’une évolution.
Catherine GÉRY
Is a History of the Women’s Text of Russian Literature Possible?
“Is a History of Women’s Writing Possible in Russian Literature?” refers to questions that correspond to two of the great epistemological turning points in the humanities in the last third of the twentieth century: “Do Women Have a History?” (Michelle Perrot) and “Is Literary History Possible?” (David Perkins). By combining the current problems of literary history and those put forward by gender studies from a perspective of “decanonization,” this article considers several proposals aimed at integrating women’s literature into the histories of Russian literature or, on the other hand, at elaborating specific and differential literary histories of what remains a cultural continent that has largely been erased from history and historiography, despite the advances of Anglo-Saxon research in this field.
Une histoire du Texte féminin de la littérature russe est-elle possible ?
« Une histoire du Texte féminin de la littérature russe est-elle possible ? » renvoie à des interrogations qui correspondent à deux des grandes ruptures épistémologiques ayant marqué les sciences humaines au cours du dernier tiers du XXe siècle : « Les femmes ont-elles une histoire ? » (Michelle Perrot) et « L’histoire littéraire est-elle possible ? » (David Perkins). En croisant les problématiques actuelles de l’histoire littéraire et celles mises en avant par les études de genre dans une optique de « décanonisation », cet article envisage plusieurs propositions visant, d’une part, à intégrer la littérature des femmes dans les histoires de la littérature russe ou, d’autre part, à élaborer des histoires littéraires spécifiques et différentielles de ce qui reste, malgré les avancées de la recherche anglo-saxonne en ce domaine, un continent culturel en grande partie effacé de l’histoire et de l’historiographie.
Alexey LUKASHKIN
The Reception of French Serial Novels in Nineteenth-Century Russia: from Initial Repulsion to Integration of Novelistic Practices by Writers
The French serial novel reached the Russian-speaking reader in the 1840s. Though its arrival in Russia was initially marked by repulsion, especially from critics, this genre would later become a model for Russian writers. In order to deal with this paradox, this article stands on three axes: the aspects of the serial novel that impeded its initial integration into the Russian literary system; the factors that allowed its assimilation; and the adaptation of the content and form of the French serial novel by Russian writers. This process of integration had some specifically Russian characteristics, such as the major challenge of “constructing a new Russian literature” in the years 1840-1850, or the competition of Russian writers with foreign writers whose novels had already been translated in the years 1870-1880.
La réception des romans-feuilletons français dans la Russie du xixe siècle : d’un rejet initial à l’intégration des pratiques romanesques par les écrivains
Le roman-feuilleton français a atteint le lecteur russophone à partir des années 1840. Son arrivée en Russie fut d’abord marquée par un rejet, notamment de la part des critiques, mais plus tard, ce genre est devenu un modèle pour les écrivains russes. Afin de traiter de ce paradoxe, le présent article s’articule autour de trois axes : les aspects du roman-feuilleton qui empêchaient son intégration initiale dans le système littéraire russe ; les facteurs qui ont permis son assimilation ; l’adaptation, par les écrivains russes, du contenu et de la forme du roman-feuilleton. Ce processus d’intégration avait quelques caractéristiques spécifiquement russes, comme l’enjeu majeur de « construire la nouvelle littérature russe » dans les années 1840-1850, ou, dans les années 1870-1880, la concurrence des écrivains russes avec les écrivains étrangers dont les romans étaient traduits.
Pascale MELANI
That’s Entertainment! Mikhail Valentinovich Lentovsky and Mass Theatre
While theatrical historiography has most often associated “mass theatre” with Soviet revolutionary art, agitational theater, and “mass actions”, this paper invites us to reconsider this notion through the prism of Cultural Studies, choosing to focus on the commercial theater that developed in Russia from the 1880s onwards in light of the abolition of the Imperial Theater’s monopoly on public performances. The author tries to reconstruct part of the theatrical activity of Mikhail Lentovsky (1843-1906), tireless entrepreneur and visionary director, and to explain the concept of “mass theater” that he implemented in one of his most famous companies, the Hermitage Garden. The author seeks to determine the reasons for the success of this famous Garden in the context of a rapidly changing entertainment market.
Du spectacle avant toute chose. Mixail Valentinovič Lentovskij et le théâtre de masse
Alors que l’historiographie théâtrale a le plus souvent associé le « théâtre de masse » à l’art révolutionnaire soviétique, aux spectacles d’agit-prop et aux « actions de masse », le présent article invite à reconsidérer cette notion au prisme des études culturelles, en choisissant de s’intéresser au théâtre commercial qui s’est développé en Russie à partir des années 1880, en lien avec l’abolition du monopole sur les spectacles publics. L’auteure tente ici de reconstituer un pan de l’activité théâtrale de Mixail Lentovskij (1843-1906), entrepreneur infatigable et metteur en scène visionnaire, et d’expliciter la conception du « théâtre de masse » qu’il a mise en œuvre dans une de ses entreprises les plus célèbres, le Jardin Ermitage. Elle cherche à déterminer les raisons du succès de ce célèbre Jardin dans le contexte d’un marché des spectacles en pleine mutation.
Cédric PERNETTE
“Pushkin never came to Perm. But he could have.” Aspects of a Museographic Approach to the History of Russian Literature
The museum, by its very nature, represents a wonderful place from which to observe the phenomena it has been tasked with documenting, since a museum tells us as much about the construction of discourses as it does about their reception. In the museum landscape of the Russian Federation, literary museums occupy a very special place: it therefore seemed worthwhile, within the framework of a broader reflection about the history of Russian literature, to examine the profile, practices, and characteristics of the museo-literary landscape, which is so singular and instructive about the relationship that Russians maintain with Russian literature. In this paper, I propose a typological inventory of literary museums in Russia, a brief history and description of the geography of this phenomenon and of its heroes, as well as some observations on how Russian civil society came to gradually adopt a cultural model which, if less and less codified and less rich in “real things,” responds to a series of needs, especially in the provinces, that often only a museum can fulfill.
« Puškin n’est jamais venu à Perm′. Mais il aurait pu. » Éléments pour une approche muséographique de l’histoire de la littérature russe
Le musée, par nature, constitue un formidable poste d’observation des phénomènes qu’on lui a donné pour mission de documenter, car il en dit autant sur la construction des discours que sur leur réception. Dans le paysage muséal de la Fédération de Russie, le musée littéraire occupe une place tout à fait privilégiée : il semblait donc intéressant, dans le cadre d’une réflexion plus large sur l’histoire de la littérature russe, de se pencher sur le profil, les pratiques et les particularités de ce paysage muséo-littéraire si singulier et si instructif quant au rapport que les Russes entretiennent à la (leur !) littérature. Je propose dans ce texte un inventaire typologique des musées littéraires de Russie, une brève histoire-géographie du phénomène et de ses héros, ainsi que quelques réflexions d’ordre muséographique qui débouchent sur le constat de l’appropriation progressive, par la société civile russe, d’un modèle culturel qui, s’il est de moins en moins codifié et de moins en moins riche en « vraies choses », répond à une série de besoins, notamment en province, qu’il est souvent le seul à pouvoir assouvir.
Abram REITBLAT
From “lubok” to “thick journal”: the “multilayered cake” of Russian Literature in the Last third of the 19th Century
Using the example of Russian literature from the last third of the 19th century and the early 20th centuries, this article aims to show the methodological impracticality of the term “mass literature” in the literary scholarship. From a sociological point of view, Russian literature, as a social institution, was comprised of several “literatures” simultaneously during this period. Each of them had its own authors, readers, channels of delivering texts to readers, and poetics. The upper layer of these simultaneous “literatures” was the literature of educated and people who were fairly well off. Below that was a literature published in thin illustrated weekly magazines. Below that was the layer of grassroots newspapers and the lowest layer consisted of the “lubok”, a small book with a graphic on the cover aimed at a peasant audience and distributed through travelling salesmen. Generally, most authors and readers existed within “their” respective stratum and did not cross over to another, but sometimes such transitions did occur. The existence of several “literatures” did not mean that any one of them was better or more perfect than the others, but merely that each of them was better suited to its audience. Behind each stratum stood a different way of seeing the world, a different set of values and norms. Therefore, as a result of very sharp social and cultural differences, there was no mass literature in pre-revolutionary Russia, i.e. literature designed for a mass of people, sought by the average person, and consumed by representatives of all societal strata.
Du lubok à la « grosse revue » : le « millefeuille » de la littérature russe du dernier tiers du XIXe siècle
Cet article a pour objectif de démontrer, en prenant l’exemple de la littérature russe du dernier tiers du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qu’employer les termes de « littérature de masse » dans l’étude scientifique de la littérature n’est pas méthodologiquement productif. Du point de vue du sociologue, dans le cadre de la littérature russe en tant qu’institution, il existait simultanément dans ces années-là plusieurs littératures. Chacune possédait ses auteurs, ses lecteurs, ses canaux de diffusion, sa poétique. La couche supérieure était la littérature des gens éduqués et plutôt aisés. Au-dessous se trouvait la couche des fines revues hebdomadaires illustrées. Encore au-dessous, on trouvait la couche des journaux populaires. Et la couche inférieure, celle de la littérature des lubki, était constituée par de petites brochures à la couverture illustrée, destinées principalement à un public paysan et diffusées par les marchands ambulants. La plupart des auteurs et des lecteurs existaient à l’intérieur du cadre de « leur » couche et n’en franchissaient pas les frontières, quoique de tels passages se soient parfois produits. L’existence de plusieurs « littératures » ne signifiait pas que l’une d’entre elles ait été de meilleure qualité ou plus parfaite que les autres, mais plutôt que chacune correspondait mieux à son propre public. Derrière chacune des couches se trouvait une vision du monde particulière, un complexe spécifique de valeurs et de normes. Ainsi, en raison de différences sociales et culturelles très marquées, la littérature de masse, c’est-à-dire une littérature répondant à une demande de masse, homogénéisée, et consommée par les représentants de différentes couches de la population, n’existait pas en Russie avant la révolution.
Maria RUBINS
Western Mass Culture of the 1920s-1930s in Russian Émigré Prose (V. Nabokov’s King, Queen, Knave and I. Odoevtseva’s The Mirror)
The selection of Nabokov’s and Odoevtseva’s novels for more detailed analysis is not random. Despite the aesthetic differences and personal antagonism that separated these authors, a comparative treatment of their works demonstrates the relevance for both for reflection on mass culture in the West and reveals unexpected parallels between them. Nabokov and Odoevtseva use similar literary devices to convey the simulative quality of surrounding reality, drawing them directly from the mass culture and mass fiction of their time. This article examines their respective adaptation of cinematographic poetics, montage and close-up, the ironic integration into their narratives of such fashionable genres of Western-European fiction as the “business novel” and the “sports novel,” and their travesty of the typical heroes of the time – the emancipated garçonne and the adventurous businessman. Stylizing the dominant code of the time, including the entertaining function and the formulaic quality of mass fiction, these works walk the thin line between assimilating a familiar model and deconstructing this model at the same time. As a result, Russian conventional ideas about the canon, literary hierarchy, and the center and periphery in the cultural field are problematized. This literary practice reveals the ambivalence of the concept of mass literature as such.
La culture de masse occidentale des années 1920-1930 dans la perspective de la prose émigrée russe (Roi, Dame, Valet de V. Nabokov et le Miroir de I. Odoevceva)
S’appuyant sur les romans Roi, Dame, Valet (1928) de Vladimir Nabokov et le Miroir (1939) d’Irina Odoevceva, l’article examine les stratégies narratives déployées pour représenter les principaux topoï de la culture de masse des années 1920-1930 dans la prose de l’émigration russe. Malgré des différences esthétiques entre les romans et nonobstant l’inimitié entre les auteurs, il apparaît que la réflexion sur le caractère artificiel de la culture occidentale était d’actualité pour l’un comme pour l’autre. Les deux recourent à une série de procédés parallèles issus de la culture de masse et de la littérature de la période. L’article analyse, d’une part, la manière dont il est fait usage, de la poétique cinématographique, des procédés de montage et de gros plan, et, d’autre part, l’intégration ironique de genres littéraires à la mode – tels que le « roman d’entreprise » ou le « roman sportif » –, ainsi que la réécriture – sous forme de travestissement – de héros typiques de l’époque, depuis la garçonne émancipée jusqu’au commerçant aventurier. Stylisant le code dominant de l’époque, s’inspirant du potentiel divertissant et des schémas narratifs tout faits de la fiction de masse, ces textes se situent à la frontière entre, l’emprunt à un modèle aisément identifiable et, la déconstruction dudit modèle. Ainsi sont remis en question des notions clés tels que le canon, la hiérarchie littéraire, le centre et la périphérie du champ littéraire, ce qui conduit à réévaluer la définition même de « littérature de masse ».